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L'industrie 4.0 tourne-t-elle la page du Lean Manufacturing ?
Difficile d’échapper au « 4.0 » pour un industriel
Les « Bureaux des Méthodes » avaient déjà été abandonnés, au profit des services d’Amélioration Continue, ou de « Lean Manufacturing ». Ces derniers seraient-ils prêts à être emportés par la vague « Industrie 4.0 » ? Chaque édition de l’Usine Nouvelle, chaque salon ou colloque industriel, est une occasion de découvrir les nouveautés apportées par l’« Industrie du Futur[1] ». Ce label est explicitement utilisé par les gouvernements de pays industriels, afin de relancer et moderniser un secteur parfois en perte de vitesse. Des fournisseurs d’équipements, de composants, de solutions informatiques (et des cabinets de conseil) se sont engouffrés dans la brèche marketing. Tous proposent des solutions estampillées « 4.0 », sans quoi celles-ci sont vues comme ringardes.
Le concept d’industrie du futur est flou. Chacun y associe ce qu’il souhaite. Il n’y a ni standards, ni propriétaires du label 4.0. Il n’y a pas davantage de « philosophie 4.0 », et cela cause le désarroi des industriels, petits et grands. Le marché des solutions n’est ni mûr ni stabilisé, le buzz marketing bat son plein, les experts soufflent le chaud et le froid, et la crainte de louper le coche est grande.
Quel est l’impact de l’industrie 4.0 ?
Le fil rouge de l’industrie du futur reste l’apport du numérique au sein d’opérations industrielles, souvent très « déconnectées ». Deux approches peuvent être tentées à ce sujet. La première approche est tournée vers le marché : les produits peuvent bénéficier de nouvelles technologies, devenir connectés, « augmentés », et apporter un bénéfice d’usage à l’utilisateur. Cet apport passe souvent par une offre de service plus importante, voire prépondérante, générant des revenus récurrents (maintenance, abonnements, …), au risque d’ubériser son activité. C’est le côté le plus disruptif de l’industrie 4.0.
La seconde approche cible plus directement les opérations, les processus de l’entreprise, son organisation. Les coûts, la qualité, les délais, la sécurité, l’ergonomie peuvent être améliorés, parfois drastiquement, grâce à l’internet des objets, l’intelligence artificielle, la réalité augmentée, les AGV[2] ou les cobots. Les cas d’usage sont nombreux, dans la maîtrise de l’énergie, le partage efficace et instantané de l’information, la réduction des troubles musulo-squelettiques (TMS), … Tout cela remplace-t-il pour autant une démarche de Lean Manufacturing ? Bien évidemment, non.
Le Lean et le 4.0 sont interconnectés
Lean Manufacturing et Industrie du Futur se nourrissent l’un de l’autre. Il est par exemple illusoire de lancer un projet de digitalisation si les données techniques et les standards (les fondations de la « Maison Toyota ») ne sont pas maîtrisés. Que donnerait un Taux de Rendement Synthétique (TRS) connecté en temps réel, basé sur des cadences approximatives ? Quel suivi permettrait un MES[3] si les gammes et opérations ne sont pas à jour ? Quel crédit apporter à un dossier de lot issu d’un LIMS[4] dont les tolérances sont erronées ? Le Lean est donc à la base de toute digitalisation des opérations, et c’est souvent ma première recommandation lors de diagnostics 4.0 de PME. Difficile de faire de l’industrie 4.0 sans maîtriser le 2.0 et le 3.0…
Les outils du 4.0 sont également au service de l’amélioration continue : un TRS connecté donne une vision instantanée et fiable de la performance machine, et remplace avantageusement un suivi papier ressaisi le lendemain sur Excel. Un autre fléau de la vie en atelier est le fonctionnement en silo et l’information non partagée. La mise à disposition de données process en temps réel (avancement des ordres de fabrication, alertes sur les pannes, passages de consignes, …) renforce le pilier Jidoka du Lean, facilite la résolution de problème, et met en lumière les sources de gaspillage.
Les entreprises que j’accompagne mettent volontiers en place des preuves de concept (« POC »). Cela permet des solutions rapides. Le danger principal est de ne pas avoir de vision d’ensemble associée. Sans elle, le fameux « passage à l’échelle » devient une gageure. Des TRS connectés, ou des suivis process indépendants sont utiles, mais ils le sont plus encore s’ils sont coordonnés entre eux et avec le reste du système d’information. Cela permet la contextualisation des données : telle valeur est obtenue pour tel article, tel OF, tel client, avec tel opérateur, à telle étape du process. La donnée est réellement enrichie, permettant notamment l’utilisation du machine learning. Cela permet également la continuité numérique, entre les outils de gestion (ERP, Business Intelligence) et les capteurs terrain, évitant les multiples paramétrages, les reprises de données, … et l’abandon des solutions.
La 4ème révolution industrielle appelle des changements organisationnels profonds
Au-delà des aspects techniques et systémiques, la mise en place d’outils numériques dans l’atelier s’accompagne souvent d’attentes et de changements humains profonds. Il faut bien entendu accompagner le changement proprement dit, et la gestion des compétences associée. Mais les collaborateurs de l’entreprises sont d’autre part des utilisateurs réguliers, voire aguerris, de systèmes numériques dans leur vie quotidienne. Certains comprennent mal qu’une entreprise moderne puisse continuer à gérer l’activité d’un atelier par échanges de papiers… Cette mise à disposition de données de performance, instantanée et largement partagée, de l’opérateur sur ligne au directeur industriel, rebat les cartes des rôles et des responsabilités. Toutes les fonctions doivent gagner en compétence et en hauteur de vue. La première révolution industrielle était celle du travail collaboratif, la deuxième a vu triompher le Taylorisme, la troisième le Toyotisme. L’industrie 4.0 ouvre plus largement les portes à l’autonomie et la responsabilisation de tous les collaborateurs. Cela favorise sans doute des modes d’organisation proches de ceux étudiés par I. Getz ou F. Laloux. Dans tous les cas, plus qu’une révolution technologique, ces projets sont véritablement porteurs d’un bouleversement organisationnel dans les années à venir.
Frédéric Leveugle
frederic.leveugle@flconsultants.fr
www.linkedin.com/in/fleveugle
[1] Les Allemands sont à l’origine du terme Industrie 4.0, largement utilisé de part le monde. Les autorités françaises parlent plutôt d’Industrie du Futur (cf. l’organisme de référence « Alliance Industrie du Futur »).
[2] Automated Guided Vehicles, véhicules autoguidés que l’on retrouve souvent dans les opérations logistiques.
[3] Manufacturing Execution System, couche logicielle permettant un suivi fin et connecté des opérations industrielles, souvent situé entre un ERP et une supervision ou des automates.
[4] Laboratory Information Management System, permettant la gestion des processus d’un laboratoire de contrôle.
Consulter les autres articles parus dans la Lettre XMP-CONSULT n°4 (juillet 2019)
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