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Le contrarian sparring : une méthode adaptée aux temps incertains
Lorsque j’ai accepté d’être expert/coach/mentor d’incubateurs – chaque structure déterminant le titre de l’intervenant –j’avais initialement des échanges intermittents avec les sociétés incubées. Puis, à force d’interagir avec les dirigeants, nos relations se sont intensifiées. Avec certains d’entre eux, nous avons initié des échanges réguliers sur un mode assez particulier.
Ce que nous faisions pendant ces rencontres est quelque chose que l'on peut aussi également dénommer "executive sparring" : vous pouvez discuter pendant des heures, mais à la fin, c'est une simple phrase ou une pensée qui finit par débloquer la situation. Le conseil tient parfois en une phrase courte qui condense tout un savoir et savoir-faire, et ouvre une perspective à laquelle le dirigeant n’aurait pas songé. La consultation dure parfois plusieurs heures, la formulation du conseil, quelques secondes. Sa valeur ne peut pas être mesurée selon la durée de la prestation ou le caractère immatériel de l’information. La connaissance et l’expertise s’acquièrent lentement et se déchargent en un éclair.
On ne trouve pas de telles idées dans les manuels scolaires, dans les théories ou en "résolvant" des études de cas. Elles ne peuvent émerger qu'à travers un processus itératif conscient avec un partenaire de combat (« sparring partner ») qui peut vous défier.
C’est comme cela que j’ai initié modestement ma pratique personnelle du « contrarian sparring partner », qui s’applique à de jeunes créateurs de start-up ou de dirigeants de PME.
Dans l’intervalle, laissez-moi vous expliquer comment cela s'inscrit dans mon travail quotidien. Tout d'abord, en tant qu’expert-comptable et analyste financier, je pratiquais ce type d’échange avec essentiellement deux groupes de personnes :
- Mes collègues. En général, c'est vers moi que chacun s'adresse lorsqu'elle ou il est confronté à une question difficile, généralement technique. Nous échangeons des idées, nous nous querellons un peu, je passe à autre chose, je réfléchis et je reviens vers mon collègue, et nous finissons généralement par obtenir une réponse satisfaisante après 2 ou 3 itérations. C'est un processus naturel parce que nous partageons la même culture de travail.
- Des entrepreneurs dans notre clientèle en portefeuille. Je fais la même chose avec les fondateurs de startups pour lesquelles nous sommes des mentors, des coachs ou des experts. - tous peuvent me contacter directement.
Il y a trois éléments déclencheurs à la maturation de ma réflexion qui m’ont amené à structurer cette modeste pratique et y consacrer plus de temps et d'attention :
- Les évolutions du métier d’expert-comptable nous poussent à devenir encore plus des confidents, des conseils des dirigeants des entreprises. C'est une façon de traiter avec des entreprises plus matures.
- Un plus grand nombre de dirigeants requérant nos services créent de la valeur qui peut ensuite être réinvestie collectivement au sein de notre cabinet. Selon mon expérience, cependant, l'éducation d’un collectif commence par une pratique solide sur le plan individuel.
- De mes périodes d’apprentissage à l’IMD Lausanne ou à l’Insead, j’ai retenu – ce que j’observais déjà en tant qu’enseignant contractuel :de la diversité nait la valeur. Il nous faut passer par des détours et des chemins de traverse pour nous améliorer dans ce que nous faisons, et, selon moi, ce type d’activité est un excellent moyen pour entretenir cette curiosité…
Je me suis longtemps demandé si ce type de travail avec les clients était effectivement compatible avec la croissance d'un portefeuille de clients d’un cabinet d’expertise comptable. J'ai été encore plus rassuré de découvrir qu'il y avait effectivement des précédents intéressants dans le passé. Comme par exemple le légendaire investisseur Lionel Pincus cité dans le livre Done Deals[1] :
« J'ai recruté un consultant en gestion dans l'entreprise. Cette combinaison a toujours été intéressante pour moi. J’ai lancé une entreprise de conseil qui combinait des conseils financiers et des conseils de banque d'investissement, des conseils en gestion, et les fonctions d'opposant, de défenseur, et psychologiques nécessaires pour aider les dirigeants à construire leurs entreprises. »
Si cela ne ressemble pas à du « sparring partner » …
J'ajouterais que la dimension sociologique locale est importante. Ainsi, jusqu'à récemment, les chefs d'entreprise considéraient le monde entier comme une scène globale. Certes, il y avait de petites différences entre les pays, mais elles étaient considérées comme non significatives dans le grand schéma du jeu capitaliste : il y aurait toujours un moyen de s'étendre et de servir les clients sur la plupart des marchés locaux. Les dirigeants n'étaient pas intéressés par les spécificités de la politique d'un pays ou par le contexte historique et culturel dans lequel s'inscrivaient les affaires.
Comme beaucoup, je pense que cela a changé. Le monde s’est polarisé.
La crise induite par la COVID-19 a accentué ces tendances. Les pays se replient sur eux-mêmes dans leurs efforts pour lutter contre la pandémie. Tous les gouvernements doivent intervenir et sortiront de la crise plus forts que jamais, ce qui contribuera à une divergence sans précédent du point de vue politique.
C'est un défi pour les dirigeants habitués à la mondialisation. Je pense qu'il est désormais obligatoire pour eux d'apprendre à naviguer dans un monde plus instable et plus fragmenté.
Enfin, c'est une chose de se repositionner avec succès dans le changement de paradigme actuel ; c'en est une autre de survivre à long terme à l'ère de l'entreprise. Sur les marchés, comme sur la scène mondiale, dans un monde VUCA, la stabilité et la prévisibilité appartiennent au passé. Faire des affaires comportait autrefois des risques, mais ceux-ci étaient connus et pouvaient être gérés, voire maîtrisés dans certains cas.
Que faites-vous en tant que dirigeant dans un monde perpétuellement en proie à l'incertitude - à cause de la nature de l'informatique et des réseaux, à cause des aléas macroéconomiques, à cause des citoyens qui menacent constamment d'entrer en révolte, à cause des militants qui ne sont que trop heureux d'alimenter ce feu perpétuel pour vous forcer à vous conformer à tout ce qu'ils exigent ?
Ce que vous faites, c'est trouver un bon sparring-partner qui vous aidera à naviguer dans l'incertitude avec des idées claires et des ajustements fréquents de votre vision du monde, vous aidant ainsi à affiner constamment votre stratégie à long terme. Comme l'a récemment écrit Byrne Hobart, CFA, dans son ouvrage The Diff, « à mesure que les données en temps réel deviennent des commodités par le fonctionnement efficace des marchés, une plus grande part de l’explication résiduelle trouve son origine dans les choix stratégiques à long terme ».
Or, pour les petites et moyennes entreprises, leur taille ne les dispense pas de relever tous ces défis, et leurs propriétaires et dirigeants ont eux aussi besoin d'un sparring-partner.
Stéphane Bellanger
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[1] Done Deals: Venture Capitalists Tell Their Story, Udayan Gupta, Press, Harvard Business Review/ISBN 0875849385
Télécharger la Lettre de XMP-Consult n°10 (janvier 2021) en .PDF |
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