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Innover par les contraintes
Parmi les différentes façons d’innover, c’est-à-dire « d’introduire du neuf à l’intérieur de », il en est une qui me tient particulièrement à cœur. Son énoncé est d’une grande simplicité et tient en quatre mots : « innover par les contraintes ». Ses effets peuvent être tout à fait intéressants, sa maîtrise demande un peu de pratique.
Le principe qui sous-tend l’innovation par les contraintes peut s’exprimer par l’équation suivante :
Contrainte + Volonté = Innovation (C + V = I)
L’on peut, sans déformer la logique du principe, remplacer « volonté » par « nécessité » ou encore par « objectif » et « innovation » par « dynamique » ou encore par « mise en mouvement ».
Le signe « + » indique la conjonction de la volonté et de ce qui résiste dans la contrainte. La contrainte est une réalité qui s’impose à nous. Lui associer la volonté est une façon, premièrement, de s’y opposer et deuxièmement, d’ouvrir à la possibilité de se servir de cette contrainte comme d’un outil.
Le signe « = » indique l’effet potentiel obtenu. La présence de ce signe dépend de la façon dont l’on associe la contrainte et la volonté. Lorsque je suis debout, je constate que la force de gravitation me tire vers le sol et ma volonté me donne la force d’y résister. Nous avons alors deux forces contraires ; je remarque que la seconde s’ajuste sur la première. Nous ne subirions pas les effets de la gravitation, nous ne pourrions pas nous tenir debout. Maintenant, si nous poussons le raisonnement un cran plus loin : c’est parce que j’ai un point d’appui sur le sol que je peux me déplacer. La marche est la conséquence d’une contrainte maîtrisée. Sans la force de la gravitation, autrement dit sans la contrainte initiale, je ne pourrais pas marcher.
J’observe que la mise en présence de deux forces opposées ne suffit pas à créer le mouvement, mais elle le rend possible. Pour l’obtenir il faut une intervention de nature purement humaine : la disponibilité à ce qui se trouve sous nos yeux et l’impulsion que l’on peut alors donner. L’on peut appeler cela la capacité de décentrage (D), et compléter alors notre équation ainsi :
(C + V) x D = I
Prenons un premier exemple. Il y quelques années, j’étais intervenu dans une petite usine qui produisait des appareils destinés à concasser des blocs de béton. La personne qui nettoyait les traces laissées sur un tapis de sable par les projections d’acier s’exclama un jour : « mais qu’est-ce que c’est dur ! ». En l’entendant, le responsable méthode fit immédiatement le lien avec son principal objectif : limiter au maximum l’usure des plaques de métal des appareils produits. C’était en effet essentiellement sur ce facteur que les décisions d’achat se prenaient. Pour cela, il devait produire un acier le plus résistant possible. Les projections laissées sur le sol, faites d’un mélange improbable de sable et d’acier incandescent, offrirent à cette entreprise une solution qui dépassa leurs prévisions les plus optimistes puisqu’ils doublèrent la durée d’utilisation de leurs plaques. Cette innovation découverte par hasard leur assura un avantage concurrentiel déterminant sur leur marché. Au départ, nous avons une contrainte mineure au regard des objectifs de l’entreprise. La disponibilité d’esprit du responsable méthode fit jaillir l’idée qui se transforma rapidement en une innovation technique majeure.
De cette histoire, j’ai retenu le fait que la contrainte rencontrée par l’ouvrier contenait en elle-même ce potentiel d’innovation et l’importance déterminante du coup d’œil dans le processus d’innovation.
Ce principe est universel
Prenons un second exemple. Dans son livre, « Les racines des cathédrales » (Payot, 1981) Roland Bechmann décrit sur une centaine de pages pourquoi et comment nous sommes passés du style roman au style gothique. En ce temps-là, les cathédrales symbolisaient l’unité et la croissance des villes médiévales. Elles devaient pouvoir recevoir l’ensemble des habitants de la ville sous leurs voûtes. La technique romane avait atteint ses limites dans la majorité des villes et il fallait construire plus grand. Mais en France l’argent comme le bois manquaient cruellement. Charrier les pierres sur des chars à bœufs coûtait très cher et l’on se servait du bois autant pour construire que pour se chauffer. C’est en se promenant en Normandie que l’abbé Suger vit une ancienne chapelle dont l’architecture associait six piliers afin de soutenir la voûte. Construction élégante, certes, mais surtout offrant un extraordinaire ratio espace couvert sur volume de pierre nécessaire. Suger vit immédiatement comment il pourrait transposer ce modèle pour l’édification de l’abbaye royale de Saint Denis. C’est ainsi dans le regard d’un homme qu’est né le style gothique qui s’est imposé ensuite sur tout le territoire.
Ici, les contraintes étaient fortes et centrales. Quelles étaient celles qui avaient été à l’origine de cette modeste construction isolée ? Nul ne le sait, mais concernant les cathédrales, l’on peut cependant remarquer que les lourdes pierres nécessaires tout le long des murs pour tenir les voûtes en style roman devinrent inutiles entre les piliers de la nouvelle architecture. Cela laissa de la place pour y placer les magnifiques vitraux que l’on peut admirer aussi bien à Chartres que dans toutes les cathédrales gothiques. Cette innovation fut, ici également, une conséquence imprévue de contraintes auxquelles était opposée une volonté. Une fois encore, la contrainte se situe ici en amont du processus d’innovation.
L’on peut considérer toute contrainte comme étant l’effet d’une information non encore décryptée, mais également comme une réalité ou une énergie dont l’on n’aurait pas encore compris le mode d’emploi. Innover par les contraintes permet d’associer réalisme et ambition. Pour y parvenir efficacement il faut savoir opérer un décentrage. Dans un monde qui se métamorphose, c’est de disponibilité d’esprit dont nous avons besoin pour être capable de voir ce qui est déjà sous nos yeux.
Dominique Fauconnier
https://www.linkedin.com/in/dominique-fauconnier-379a85/
Consulter les autres articles parus dans la Lettre XMP-CONSULT n°2 (janvier 2019)
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