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Eric Delavallée / Une expérience unique : lire « A la recherche du temps perdu » pendant le confinement
Interview d’Eric Delavallée, sociologue, consultant et enseignant, auteur de nombreux ouvrages dont « S’inspirer du vivant pour organiser l’entreprise » à paraître chez De Boeck en septembre 2021
Peux-tu nous raconter dans quelles conditions tu te trouvais quand tu as pensé t’immerger dans ce monument qu’est La Recherche ?
Comme tout le monde le premier confinement m’a surpris…Mon activité s’est arrêtée brutalement et je me suis retrouvé sans rien pendant presque deux mois. Les clients étaient en mode gestion de crise, tout était annulé ou reporté sine die.
J’ai commencé par avancer sur des sujets professionnels (repenser l’organisation de mon site , mettre à jour mes références, commencer un livre), décidé de courir tous les jours pendant l’heure autorisée…
Quand j’ai compris que ça allait durer, il y avait un truc que j’avais envie de faire depuis longtemps, lire « La Recherche ». Les volumes étaient dans ma bibliothèque depuis que j’étais étudiant. Jamais ouverts. Jusqu’alors cela me semblait tellement énorme, comme un rêve inaccessible…
Comment as-tu franchi le pas ?
Je me suis décidé quand, installé dans ma chambre (il fallait gérer les espaces pour toute la famille), je me suis retrouvé tous les jours face au marronnier de la cour de mon immeuble ; je ne l’avais jamais vraiment regardé jusque là. Tous les jours je le voyais changer avec le printemps. Je rentrais ainsi dans un temps long et dynamique à la fois, j’étais mûr pour me lancer dans « quelque chose » qui aurait un rythme différent en adéquation avec la période.
Comment décris-tu cette expérience ?
C’est à la fois une expérience littéraire et de vie, très liée au moment. C’était ma vie, alors que je ne voyais plus personne à part ma famille, que rien n’était encore en place pour travailler à distance ni avec les entreprises ni avec les amis. Avec cette lecture, j’ai eu des compagnons de confinement pendant 5 mois…
Que t’a apporté cette lecture?
Cela m’a aidé à gérer mon impatience et un temps où il ne se passait pas grand-chose. Les pages de description de la nature c’était mon marronnier.
Quand Proust décrit une promenade sur 20 pages, il le fait avec une multitude d’approches, botanique, psychologique, artistique et sociologique…J’ai beaucoup aimé cette multiplicité de facettes; il décrit ET analyse et cette approche rejoint mon goût et mon intérêt pour la complexité * .
Penses-tu que cette lecture a eu une influence sur toi ?
Oui je le crois. Elle m’a transformé, mis en mouvement et ça transparaît dans le domaine professionnel, dans mon rapport au temps. Quelque chose est en marche sans que je sois encore capable de le définir de manière tangible, c’est trop tôt. Je pense aux « transformations silencieuses » de François Julien.**
Qu’aurais-tu envie de dire à ceux qui pourraient être surpris de ton choix, sceptiques sur son intérêt ou tout simplement éloignés de cette forme de littérature ?
Ce qui m’a plu c’est de me laisser porter par l’écriture et la temporalité de l’écrit, par la petite musique. C’est une expérience unique qui a pu avoir lieu du fait de ces circonstances exceptionnelles.
Il n’y a pas de ROI à attendre, donc d’un point de vue utilitaire, ce n’est pas la peine.
Ce qui a facilité les choses c’est aussi que j’ai accepté de me dire que je ne capterai pas tout du premier coup et de l’accepter. J’ai lâché prise et, pendant cette période de confinement, c’était important.
Et si demain, tu te retrouvais dans des circonstances identiques ?
Je relirais cette œuvre monumentale !
Eric Delavallée [ Linkedin ]
*Edgar Morin – Introduction à la pensée complexe, Points, 2014
**François Julien – Les transformations silencieuses, Le Livre de Poche, 2010
Télécharger la Lettre de XMP-Consult n°11 (avril 2021) en .PDF |
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