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Conflit de culture ou culture du conflit ?
Écart culturel : un biais de l’intelligence collective
Lorsqu’en 2007 j’ai quitté l’Iran pour m’installer en France, bien que j’aie intégré exactement la même fonction au sein du même groupe (Groupe Renault), j’ai évidemment rencontré plus d’un cas conflictuel en lien avec ma culture d’origine et mon nouvel environnement. Le premier conflit c’était avec moi-même : je me questionnais sur ma capacité de m’intégrer, d’arriver à me faire comprendre et de rester performante malgré mes difficultés avec la langue et la nouvelle culture dans laquelle je me trouvais. Puis d’autres conflits n’ont pas tardé à suivre. Heureusement ils étaient plutôt légers et sans conséquences inquiétantes. La façon dont mon manager exprimait ses attentes ou l’interaction avec mes collègues me semblaient déroutantes. Parfois je me sentais isolée ou ignorée. Parfois j’avais l’impression que l’on ne me prenait pas au sérieux. Mais très rapidement j’ai compris que j’étais dans une équipe bienveillante et mon manager faisait de son mieux pour que je puisse être au même niveau d’information que les autres. D’ailleurs le fait de travailler m’a aidé à accélérer mon apprentissage de la langue et à regagner la confiance en moi.
Presque 10 ans plus tard, travaillant dans l’industrie de l’énergie, une opportunité de travailler en dehors de la France s’est présentée à moi. Pour un client russe et sur l’un des plus grands projets de construction de raffinerie en Russie, on m’a confié la responsabilité d’embaucher et de former une équipe locale tout en apportant mon expertise de la gestion de la documentation technique. Cette fois, équipée de ma double culture franco-iranienne ainsi que de ma bonne maitrise de l’anglais, j’étais confiante de réussir aisément cette expérience dans un nouveau pays. Or, la situation était loin d’être facile. D’une part à cause de la configuration complexe du projet et de l’autre du contexte culturel. Pour certaines réunions, le recours à un traducteur était indispensable, certaines phrases après la traduction étaient déformées, certains messages étaient non livrés, certaines attitudes me dépassaient. Au bout de 6 mois j’ai constaté que mon rapport avec mon client ainsi qu’avec l’équipe que je dirigeais était complétement teinté de difficultés communicationnelles avant de se transformer en difficultés relationnelles. Avec le recul et l’aide de mes amis Russes, j’ai pris conscience de certains faux pas. Notamment, j’ai compris que j’aurais dû passer plus de temps à organiser des réunions avec les directeurs même si c’était au détriment du temps de formation et d’intégration de mon équipe. On m’avait considérée comme une manager incompétente car je partageais tout mon savoir et beaucoup d’informations avec mon équipe. En effet, dans la culture russe, partager les informations c’est comme partager son pouvoir, or le pouvoir ne se partage pas… Avoir une posture distante et méfiante est ce qui est le plus adapté dans ce cas. Mais le moment où j’ai saisi les racines de mes difficultés relationnelles, c’était trop tard. Les jugements ont été déjà fixés, le conflit avec mon client Russe était cristallisé et toutes tentatives pour réparer la situation étaient en vain. Comment aurais-je pu éviter cette complexité ?
Au sens anthropologique et sociologique, la culture est l'ensemble des activités, des croyances et des pratiques communes à une société ou à un groupe social particulier[i]. Selon Bourdieu, la culture est un capital que chaque groupe essaie de valoriser[ii]. Dans l’environnement de travail d’aujourd’hui de plus en plus globalisé, avoir des équipes culturellement diversifiées est l’une des conditions de succès pour le développement des entreprises. La diversité culturelle des équipes permet à l’entreprise d’avoir à son tour une culture plus large et plus adaptative pour l’ensemble de ses collaborateurs et de ses clients. Mettant à profit la diversité des points de vue disponibles, l’entreprise est donc dotée d’une meilleure créativité dans la résolution des problèmes complexes.
Selon l’ONU 12,8% de la population française est composée d’étrangers dont la grande partie a l’âge de travailler[iii]. Les personnes de nationalité étrangère ou nées à l’étranger et récemment naturalisées font partie de la population active en France. Vivre et travailler dans un autre contexte que son propre pays est très enrichissant sur le plan du développement personnel, mais ne va pas de soi. L’apprentissage de la langue d’une part et l’appréhension de la culture de l’autre, requiert une solide motivation. C’est après la dissipation de la brume que le beau paysage peut être admiré...
Le beau paysage fait partie du monde vivant et réel, mais l’éclatement de conflits avec son environnement et ses interlocuteurs à des échelles variées est cependant consubstantiel à ce monde. A partir du moment où un individu ou un groupe tente d’imposer son modèle culturel en tant que seule référence, un conflit peut surgir. Ainsi le fond culturel des individus et des groupes pourrait alimenter la déstabilisation de la cohésion d’un système humain. Que l’on soit un dirigeant multiculturel ou bien un dirigeant qui gère les équipes multiculturelles, l’occasion d’intervenir dans une situation conflictuelle influencée par un héritage culturel donné surviendra fatalement tôt ou tard. L’automatisme culturel pour l’un, l’ambiguïté de l’action ou du langage pour l’autre, peuvent engendrer des incompréhensions culturelles menant rapidement à des conflits interpersonnels.
Les tensions causées par la différence culturelle ont été étudiées par un chercheur à l’université de Harvard, Roy Y. J. Chua[iv]. A travers trois études, il démontre que la discordance culturelle ambiante diminuait l’efficacité des individus à relier des idées de cultures disparates. A cause du conflit, une tension est ressentie à la fois par les antagonistes et aussi par d'autres collaborateurs normalement en dehors du conflit. Le simple fait d’observer un conflit culturel entre deux antagonistes, parasite la vision de l’observateur sur la compatibilité des deux cultures. La qualité de collaboration entre les individus venant des cultures différentes pourrait être ainsi altérée, et leur relation plus sujette au conflit.
Alors comment éviter ce coût induit par la "disharmonie culturelle ambiante" ("ambient cultural disharmony) tel que le nommait Roy Y. J. Chua? Comment préserver une qualité de collaboration au sein d’une entreprise multiculturelle ? Tout est une question d’intégration des individus dans l’équipe, de capacité à animer l’intelligence collective puis à maitriser le conflit le cas échéant.
Premièrement, il ne faut pas oublier que les individus multiculturels ont beaucoup à offrir à l’entreprise. Avec la diversité de leur parcours de vie, ils disposent d’une capacité d’adaptation et de résilience plus large. Ils sont dotés d’une vision plus étendue qui leur octroie une plus grande marge de tolérance vis-à-vis de leur environnement. Le manager doit reconnaitre et valoriser ces atouts pour augmenter la performance de l’ensemble de son équipe.
Deuxièmement, il s’agit de l’art de positionner sa hauteur de vue, que l’on soit soi-même multiculturel ou dans une équipe multiculturelle. Prendre conscience de ses propres biais culturels et accompagner son équipe à pratiquer ce même exercice en mettant en place des espaces de sensibilisation, voilà une démarche saine et proactive dans les environnements multiculturels. Des études menées sur les équipes multiculturelles ont conduit à des propositions de modèles de coopérations interculturelles[v], ces modèles pouvant constituer pour le manager de bons outils valorisant pleinement la richesse culturelle de son équipe.
Puis à l’échelle de l’organisation, le dirigeant conscient du pouvoir de la culture, soutient sa direction de Ressources Humaines sur les axes suivants :
- une démarche de parcours d’intégration de formation,
- une gestion proactive des potentielles frictions culturelles,
- la construction d’une culture d’entreprise englobante[vi] qui promeut le respect et la compréhension entre les différences culturelles, en parallèle de la mobilisation et la stimulation de l’intelligence collective, une source d’infinie richesse pour une entreprise apprenante.
Dans cette perspective, la diversité culturelle constitue un levier essentiel pour la performance, l’innovation et la création.
Les grands groupes ont cette capacité d’intégrer la gestion culturelle dans leur organisation, ils sont d’ailleurs, pour la grande majorité implantée partout dans le monde. En revanche, il est fort probable qu’attendre un tel niveau de maturité et aisance avec l’interculturalité prenne quelques boucles d’itérations et nécessite même un projet de transformation. Pour les plus petites structures comme certains ETI ou start-up qui n’ont pas atteint cette maturité mais qui ont l’ambition de se développer à l’international et avec des équipes de cultures diversifiées, mobiliser les ressources à la fois humaines et financières pour lancer un projet de transformation peut s’annoncer long et couteux. Il existe un compromis efficace et économique pour ces entreprises qui ne peuvent pas se permettre une dépense conséquente pour investir dans les conseils de grands cabinets et les programme de transformation à longue haleine. Des consultants indépendants peuvent coacher les managers à l’exercice de prise de conscience culturelle et déployer un programme d’accompagnement court et spécifique sous forme d’ateliers collaboratifs et aider à accélérer la transformation. Dans ces ateliers, les équipes en place à travaillent ensemble dans la mise en place d’un plan d’action et ainsi, elles gagneront rapidement en autonomie s’engageant directement dans l’action.
Sarah Yarmohammadi
https://www.linkedin.com/in/sarah-yarmohammadi/
[i] « Dossier - La culture, reflet d’un monde polymorphe », s. d., https://www.futura-sciences.com/sciences/dossiers/philosophie-culture-reflet-monde-polymorphe-227/.
[ii] Pierre Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 30 (1979): 3‑6.
[iii] « International migrant stock 2019: Country Profiles (FRANCE) », s. d., https://www.un.org/en/development/desa/population/migration/data/estimates2/countryprofiles.asp.
[iv] « How Cultural Conflict Undermines Workplace Creativity », s. d., https://www.forbes.com/sites/hbsworkingknowledge/2013/12/09/how-cultural-conflict-undermines-workplace-creativity/.
[v] Les études d’Adler (1983, 1986), théorie des conventions par Boltanski et Thévenot (1987), théorie de la traduction par Callon et Latour (1978),
[vi] Héléna Karjalainen, « La culture d’entreprise permet-elle de surmonter les différences interculturelles ? », Revue française de gestion 204, no 5 (2010): 33‑52.
Télécharger la Lettre de XMP-Consult n°6 (janvier 2020) en .PDF |
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