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L'irruption de l'IA dans l'innovation technique
L'intégration de l'IA dans l'innovation scientifique et technique connaît une accélération stupéfiante; elle touche à la fois le cœur de l'innovation, grâce à des outils multiples plus ou moins spécialisés dans chacun des champs disciplinaires, mais aussi l'environnement dans lequel l'innovation se déploie (publications, processus et management, propriété intellectuelle...)
Si on peut s'enthousiasmer face à des apports déjà extrêmement significatifs, il faut aussi reconnaître qu'on mesure mal aujourd'hui les conséquences de ce bouleversement. Il est donc important de poser un certain nombre de questions afin d'en garder la maîtrise autant que faire se peut.
On ne rentrera pas ici dans une segmentation fine des disciplines, et on prendra l'IA et l'innovation scientifique et technique dans leur globalité, tout en reconnaissant que l'une et l'autre présentent une pluralité de formes.
Des outils qui augmentent les capacités d'innovation
Au croisement de bases de données gigantesques (incommensurables par rapport à ce qu’un être humain peut appréhender), de méthodes numériques puissantes et de lois physiques bien établies, l'introduction d'algorithmes d'IA permet des progrès spectaculaires, qui sont des véritables ruptures dans chacune des disciplines où ils sont appliqués.
Par exemple, en chimie, des nouveaux électrolytes solides, composants clés de batteries ont pu être découverts[1] avec l'appui d'IA impliquant du machine learning non supervisé. En biologie, le très médiatisé outil AlphaFold (déjà dans sa génération 2) permet de prédire avec une remarquable fiabilité le repliement et la structure tridimensionnelle de protéines en quelques heures alors qu'il fallait auparavant plusieurs mois de travail à des équipes de chercheurs agissant de façon coordonnée[2]. Cette prouesse bénéficie non seulement à la recherche fondamentale mais devrait aussi ouvrir la voie à des inventions thérapeutiques plus rapides. Dans les sciences appliquées, la formulation est considérée par certains comme un art, faisant largement appel à l'expérience[3]; cette activité qui irrigue de nombreux secteurs industriels (chimie, cosmétiques, pharmacie...), est indispensable à la conception de peintures, parfums, onguents et autres médicaments; c'est justement cette discipline qu'a ciblée Noble.AI, start-up américaine dont Microsoft est actionnaire: elle met à la disposition d'utilisateurs (payants) une plateforme qui prétend surpasser les approches semi-empiriques de la formulation grâce à l'apport d'IA.
Une question de moyens
Pour être pertinents, ces outils très complexes nécessitent des ressources de développement significatives et leur utilisation mobilisent aussi des moyens considérables (personnels qualifiés, ordinateurs, réseaux, énergie...). Cette pression accrue sur les ressources n'est pas sans conséquence.
Un premier effet déjà perceptible, mais dont on perçoit difficilement l'impact à moyen terme, est l'aspiration des talents : attirés par des salaires qu'on a peu l'habitude de rencontrer dans le milieu de la recherche, des cohortes d'esprits parmi les plus brillants sont recrutées pour développer ces outils et pour les utiliser. Cette orientation se fait en partie au détriment des toutes les autres approches scientifiques et techniques.
Dans cet effort, les majors américaines (Microsoft, Google...) sont en pointe grâce à leur pouvoir financier et aux conditions favorables de l'écosystème des États-Unis ; le risque d'un décrochage du secteur public en particulier en Europe, déjà sous tension pour d'autres raisons, s'accroît considérablement. L'irruption de l'IA dans l'innovation technique est donc un puissant moteur de division entre la sphère privée et le secteur publique, en même temps qu'un facteur exacerbant la compétition géostratégique, alors qu'il serait nécessaire de rassembler les moyens et les intelligences autour d'enjeux collectifs tels que la lutte contre le changement climatique et l'effondrement de la biodiversité.
Une question de confiance
Les inventions spectaculaires que permettent les outils d'IA (dont on n'a vu que des prémices) et la dynamique auto-accélératrice à laquelle on assiste peuvent donner le vertige. On pourrait se demander si les machines ne seraient pas les inventeurs de demain - comme anticipé par l'affaire DABUS , acronyme pour "Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Sentience", donné par Stephen Thaler au système à base d'IA qu'il a lui-même développé. Selon Stephen Thaler, la machine DABUS a généré des inventions en autonomie complète, notamment un récipient alimentaire de forme fractale, ce qui l'a conduit à déposer en 2020 une demande de brevet avec DABUS comme inventeur[1]. En fait, ces outils d'IA accroissent les capacités d'innovation mais ils ne créent pas de compréhension. Ils produisent de l'information mais ils ne donnent pas de sens aux données qu'ils traitent. Certes, une nouveauté n'a pas besoin d'être comprise pour accéder au statut d'invention, mais elle a besoin d'un contexte social. Or l'amplification du rôle de l'IA dans l'innovation, relayée sous forme de raccourcis par les médias, porte en elle le risque de dévaloriser un peu plus la compréhension, qui est un des ressorts de la confiance.
Une illustration caricaturale de cette tendance peut être trouvée dans la prolifération d'articles scientifiques bidons, créés à l'aide d'outils d'IA, qui obéissent en apparence à tous les critères académiques et qui réussissent à passer les filtres avant publication. Le ver est dans le fruit.
Sans la confiance, il est difficile d'imaginer un destin collectif et d'y adhérer. C'est ce défi en particulier que tentent de relever les institutions européennes dans leurs recommandations pour une "IA digne de confiance" [2].
Un processus de destruction créatrice ?
Beaucoup voient dans l'irruption de l'IA un énième avatar du processus de destruction créatrice [3]. Cette vision schumpeterienne a la vertu de souligner que les formidables opportunités (à peine entrevues) de l'IA finiront par l'emporter; elle rassure alors que les raisons de croire au progrès technologique sont contestées. Mais elle porte aussi une incitation au laisser-faire, par fatalisme ou par conviction. Or les enjeux que posent l'irruption de l'IA dans l'innovation technique (comme dans d'autres secteurs de l'activité humaine) sont sans commune mesure avec ceux que posaient les inventions qui ont façonné nos sociétés actuelles. Par ailleurs, cette vision s'inscrit dans un champ trop limité, celui de l'économie.
Entre laisser-faire et opposition (illusoire), il faut avancer dans une voie médiane difficile où le bien commun de l'humanité devrait servir de boussole, alors que les menaces sur la vie ne cessent de s'accumuler.
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[1] Vasylenko et al. Nature Com. (2021) 12, 5561
[2] Jumper et al. Nature 596, 583–589 (2021); Tunyasuvunakool et al. Nature 596, 590 (2021); Larousserie D. "L'intelligence artificielle, génie de la biologie moléculaire", Le Monde (18 Octobre 2021)
[3] La formulation est la science permettant de concevoir des matériaux aux propriétés complexes, en mélangeant un grand nombre de composants élémentaires.
[4] Credit Noble.AI
[5] Cette demande de brevet a été considérée comme invalide par toutes les différentes juridictions où elle a été examinée (en Europe, au Royaume Uni, aux États-Unis, y compris par la Cour suprême...), sauf en Afrique du Sud. Les arguments pour rejeter la demande peuvent être considérés comme des arguments de forme, les questions de fond ayant été évitées.
Voir aussi l'article paru dans The Economist (4 avril 2023) par Tomas Weber au titre particulièrement bien trouvé: "The inventor who fell in love with his IA".
[6] "Policy and Investment Recommendations for Trustworthy AI", rapport du High-Level Expert Group mis en place par l'Union Européenne (2019), téléchargeable ici.
[7] Par exemple : https://www.aei.org/articles/why-goldman-sachs-thinks-generative-ai-could-have-a-huge-impact-on-economic-growth-and-productivity/
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