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Discours de la non-méthode
Avoir une méthode est une chose qui a beaucoup d’avantages.
Pour soi et pour son client, lorsqu’on est consultant ou prestataire.
Elle est d’abord un sujet de conversation. Je ne reste pas sans mot dire dans la conversation. J’ai une chose à présenter et, mieux encore, j’ai une présentation à laquelle j’ai pu m’entraîner, que j’ai pu tester dans diverses situations pour en améliorer les détails et les arguments. Avoir une méthode permet donc d’éviter les silences embarrassants.
Avoir une méthode permet également de poser des jalons sur la mission à venir, de « cadrer » cette mission, de la borner et, finalement, d’instaurer un cadre rassurant. Le randonneur que je suis le sait : rien de plus rassurant de voir en pleine forêt sur un arbre la marque rouge et blanche des chemins de grande randonnée. Cette marque qui vous dit, alors que, peut-être, le soir tombe, que la météo est à la pluie et que, par conséquent, le moral est plus fragile : « tu n’es pas perdu ».
Une méthode nous rassure donc. Et elle rassure notre client. Nous avons des choses à dire à chaque point d’étape. « Voilà où nous en sommes ; Nous avons terminé — si je prends l’image d’une recette de cuisine — l’épluchage des pommes de terre, nous attaquons la phase : “je casse les œufs” ». C’est clair, c’est net, c’est précis.
Je peux donner au lecteur le sentiment d’ironiser, mais je sais combien est précieuse la qualité de la relation avec le client et le degré de confiance entre nous. Rien que pour cela, l’usage d’une méthode se justifie.
Le problème est que ce n’est pas l’argument évoqué le plus souvent pour utiliser une méthode : en général, on adopte une méthode pour être plus efficace. Or, la réalité est que, dans un certain nombre de situations, les méthodes ne sont pas du tout efficaces, voire sont contre-productives.
Nature et technique
Le philosophe François Jullien, dans ses ouvrages sur l’efficacité — Traité de l’efficacité et Conférence sur l’efficacité — éclaire les a priori de la pensée occidentale grâce à un détour par la pensée chinoise. Cette dernière, jusqu’à un passé relativement récent, était tout entière fondée sur une philosophie « paysanne », où le monde est d’abord un endroit où on fait pousser des choses. Loin d’être un handicap, cette vision leur a permis d’élaborer une pensée très avancée, notamment dans les domaines de la stratégie et de l’art de la guerre.
De notre côté, nous avons très vite distingué la « nature », pour en faire un concept circonscrit, de la technique, dans laquelle nous avons bientôt excellé. Quand, pour les chinois, la nature était tout, nous n’avons cessé d’en repousser les limites en laissant le champ de la technique s’étendre.
Notre excellence ici s’est appuyée sur notre capacité à modéliser, à planifier, à jalonner. Non seulement avoir des objectifs, mais aussi avoir une idée à l’avance du chemin pour les atteindre. Quiconque voudrait, en effet, construire un immeuble sans plan préalable serait mal avisé. Cependant, la nécessité d’une telle planification dans la fabrication d’objets et la production de livrables n’induit pas qu’une telle planification soit toujours nécessaire ou efficiente.
En témoigne la Chine, qui a développé un art de la chose militaire et du commerce, sans chercher à modéliser, à théoriser, mais plutôt à considérer ces disciplines sur le mode : « faisons pousser des plantes au gré des saisons ». François Jullien montre comment des personnages relativement récents de l’histoire chinoise se sont conformés à cette vision — Tchang Kaï-chek, Mao Tsé-toung, Deng Xiaoping — notamment dans leur façon de traverser « l’hiver ».
D’un côté, donc, la Chine pour qui, jusqu’à un passé récent, la nature est tout (on dit « le ciel et la terre ») et qui va même, au contact de l’occident, inventer un mot nouveau pour désigner le concept afin de pouvoir penser à l’extérieur de celui-ci ; de l’autre, l’occident, enivré de ses succès dans le domaine de la technique, qui va considérer que ce qui fonctionne dans ce domaine, va fonctionner partout.
Et, ce qui fonctionne dans le domaine de la technique, ce sont bien entendu les méthodes : modéliser, planifier, jalonner.
Les limites des méthodes
Dire que l’utilisation d’une méthode puisse être contre-productif n’est pas une évidence pour nous. Donnons un exemple, me semble-t-il, éclairant : la guerre de 14-18. Le général Vincent Desportes le décrit fort bien dans son ouvrage « Décider dans l’incertitude ». Bien que Napoléon soit connu pour ses victoires tactiques très élaborées et très « planifiées » (Austerlitz), il avait su également instaurer un principe de subsidiarité, notamment dans les situations incertaines, en laissant l’autorité à qui était près du terrain, lui faisant dire par exemple à un maréchal : rendez-vous dans un mois à tel endroit, sans plus de précision. Une autre doctrine a peu à peu prévalu au cours du XIXème siècle avec une armée davantage construite à l’image d’une machine de guerre automatisée dont les soldats en étaient les rouages. Ce qui nous amené aux déroutes successives de 1870 et de 1914-18. La défaite de 1940 peut, dans une certaine mesure, être encore imputée à cette même tendance à modéliser la situation d’après l’expérience : 14-18 avait été une guerre « arrêtée », on construisit, sur le même modèle, la ligne Maginot. Nouveau modèle, nouvel échec.
Le point-clé est qu’une méthode est toujours un processus élaboré sur une modélisation de la réalité. Cela suppose une validité du modèle, difficile à atteindre dans les situations de grande complexité. Nous savons en particulier que les relations humaines sont un sujet complexe. Partout où il y a de « l’humain », donc, toute méthode est suspecte.
Même dans le domaine « technique », les méthodes montrent leurs limites : j’aurai beau avoir une recette d’un grand chef en main, cela ne me garantira pas de réussir le plat comme lui : nous savons que, même dans le domaine de la production — et la cuisine est une forme de production, on « fabrique » des plats » —, la méthode ne fait pas tout. C’est dire donc que, hors de la technique pure, il y a d’autant moins à attendre des méthodes.
La philosophie du poireau, l’alternative à la méthode
La philosophie chinoise s’est, comme nous l’avons vu, construite davantage sur le modèle de la nature : le général, le stratège, le sage est celui ou celle qui sait laisser « pousser » les choses. Un proverbe dit qu’un grand général n’a que des victoires faciles, au sens où, de même que le paysan n’est pour rien dans le fait que ses poireaux poussent (ce n’est pas lui qui les fait grandir par son action), de même le général sait tirer parti de la situation pour « cueillir » la victoire. Laisser pousser ne veut d’ailleurs pas dire abandonner. Le jardinier sarcle, bine, arrose, bref, agit sur l’environnement afin qu’il soit le plus favorable possible à la poussée naturelle des effets recherchés.
Disons donc que le chinois fait pousser des poireaux et que l’occidental tire sur les feuilles pour les faire grandir plus vite. Une manière surtout efficace pour faire mourir la plante.
Le grand général chinois aura donc travaillé en amont la situation ; plus il est grand, moins il aura besoin de faire d’effort au moment ultime, parce que la situation tout entière aura semblé œuvrer pour lui. Ce qui signifie que, plus il est grand, moins son œuvre sera spectaculaire. Elle aura été modeste et invisible en amont du moment crucial, au contraire du héros occidental qui se manifeste dans les situations désespérées. Nos statues, dit François Jullien, sont érigées en l’honneur de piètres généraux qui n’ont pas su travailler la situation en amont.
La méthode nous éloigne de la réalité
Partant de cela, nous comprenons que la pensée chinoise s’attache à tirer parti du potentiel de la situation davantage qu’à planifier ou à tenter de s’y opposer. Tout plan, toute planification nous éloigne de l’observation de la situation.
François Dupuy, le sociologue auteur des trois ouvrages de la série Lost in management, dit une chose très similaire, quand, dans un premier temps, il distingue l’organisation de la structure dans les entreprises. La structure étant les règles, l’organigramme, bref tout ce qu’a décidé la direction, tandis qu’il désigne, sous le vocable d’organisation, la réalité du terrain. Dans un deuxième temps, il montre combien la structure se distingue de l’organisation et combien, surpris de cette différence et de l’inefficacité des mesures prises, ils tendent à vouloir imposer d’autres règles — c’est-à-dire jouer sur la structure — dans l’espoir de modifier l’organisation. Cette tendance ne faisant qu’accroitre la différence.
Si vous avez un doute sur la différence en question, songez à l’effet d’une grève du zèle, quand les employés, précisément, se décident à se conformer stricto sensu à la structure. Chaos assuré.
User d’une méthode est, de la même façon, faire preuve de cette conviction que, en agissant sur la structure (le modèle), on agira sur l’organisation (la réalité).
François Dupuy, n’a d’ailleurs de cesse de rappeler que toute décision sérieuse ne peut que s’appuyer sur une étude précise du terrain. Ce serait trop dire pourtant qu’il réfute toute utilisation de méthode. Pourtant, il y a la même idée de partir de la situation plutôt que de la représentation qu’on peut en avoir « d’en haut ».
Pour conclure…
Est-ce à dire, finalement, que toute méthode est à proscrire ? Certes non : nous l’avons dit, la méthode rassure. Mais, en matière d’efficacité, elle est comme le déclenchement d’une bataille désespérée. L’aveu que la situation nous échappe, que nous n’avons pas su, ou pas pu, la transformer en amont. La méthode est l’ultime recours quand nous ne savons plus où aller ni comment nous diriger… La méthode est l’instrument du « faute de mieux ».
Regarder, observer, attendre patiemment que les poireaux poussent, tout en binant, sarclant, s’occupant de l’environnement de nos plantations. C’est moins une méthode qu’une posture. Il y faut de la patience quand la saison n’est pas favorable et il y faut aussi de la confiance que le bon moment va venir. Mais nous aimons être rassurés et nous aimons rassurer nos clients. Alors : apprendre à se passer de méthode pour y parvenir, ne plus vendre des recettes mais une posture et, plus qu’une posture, une présence : la vôtre.
Laurent Quivogne
https://www.linkedin.com/in/laurent-quivogne/
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