News
Comprendre les catégories de risques et d'environnements pour s'affranchir des erreurs d'ordre stratégique
La question des risques stratégiques renvoie à celle tout aussi délicate de l'articulation entre prospective, stratégie et veille. Le défaut d'anticipation du contexte global de l'action constitue un risque majeur pour l'entreprise et les organisations. Il devient en effet de plus en plus risqué, voire périlleux, d’engager des interventions ou des actions transformatrices, qui soient dissociées de leur « paysage stratégique ». Par ailleurs, nul ne peut appréhender le théâtre de son action future, sans être capable d’explorer celui-ci à travers ses différentes facettes sous la forme de scénarios prospectifs. Toutefois, la construction de scénarios, quelle qu’en soit la qualité, ne met pas l'entreprise à l'abri d'un mauvais usage stratégique de l'anticipation. Les décideurs s'ingénient le plus souvent à jeter leur dévolu sur un scénario particulier, au lieu d'élaborer des stratégies prenant délibérément en compte la pluralité des avenirs et le caractère irréductible de l'incertitude. L'évolution du contexte de l'action engendre l'apparition de contraintes et d'ambitions nouvelles, que le décideur s’évertuera à intégrer et à concilier, pour prévenir notamment les risques liés à une restriction de ses marges de manœuvre potentielles.
En se référant aux concepts et méthodes de « l’ingénierie stratégique[1]» dont l’explicitation dépasserait le cadre de cet article, il convient d’apporter un éclairage original sur la problématique du management des risques, et plus particulièrement sur les questions suivantes. Quelle posture stratégique vaudrait-il mieux adopter face à l’incertain ? Quel pari raisonné peut-on faire sur l’avenir pour répondre à cette interrogation paradoxale et déconcertante ?
Le mode d'utilisation de l'anticipation à des fins stratégiques dépend fondamentalement du type d’environnement auquel l'entreprise est confrontée. On peut en effet distinguer quatre principaux types d’environnement futur selon le degré d'incertitude que ceux-ci recèlent.
Les environnements tendanciels et quasi-prévisibles se caractérisent par la prééminence des tendances. L’exploration prospective se borne à identifier et à se focaliser presque exclusivement sur le scénario tendanciel, ou considéré comme étant quasiment certain. Dans ce type d'environnement, l'incertitude est considérée comme résiduelle.
Les environnements contrastés et contingents incorporent de nombreuses ruptures possibles. Bien que celles-ci soient pressenties, elles ne livrent aucune précision sur leurs conditions d’avènement, en raison notamment de leur nature complexe et de l’enchevêtrement de leurs effets. Dans ce type d'environnement, l’avenir ne peut plus se résumer à un scénario unique ou de cadrage, mais plutôt à une palette de scénarios parfois disruptifs et plausibles, auxquels on peut raisonnablement accorder des probabilités d'occurrence.
Les environnements impondérables comportent une quasi-infinité de futurs possibles balisés par quelques scénarios contrastés, relativement identifiables. Dans ce type d'environnement, les futurs peuvent être considérés comme résultant de "mixages" indéterminés, voire incompréhensibles des scénarios extrêmes, dont on ignore la probabilité d’occurrence.
Les environnements indiscernables, sont, pour leur part, sujets à des bouleversements déconcertants, dus notamment au champ mouvant et à la nature versatile des futurs possibles. Dans ce type d'environnement, la notion même d’incertitude s’avère inadéquate et doit s’éclipser au profit des concepts plus pertinents d’inconnu, de volatilité et d’ambiguïté, où le stratège se trouve souvent confronté à la surprise stratégique.
Chacun de ces quatre types d’environnement appelle des approches particulières d’exploration prospective, des postures stratégiques et des modes d'intervention idoines, qu’il convient de passer succinctement en revue.
Dans le cas d’un environnement prévisible, la posture stratégique adéquate se borne à identifier et à se focaliser exclusivement sur le scénario tendanciel. Mais cette posture peut se révéler être un pari d'autant plus audacieux sur l’avenir, que ce scénario de cadrage est susceptible de ne pas se réaliser, alors que l’entreprise aura déjà tout misé sur cet unique futur.
Dans le cas d’un environnement contingent, la posture stratégique la plus appropriée consiste à opter pour un compromis robuste sur l’avenir, tenant compte de la pluralité des scénarios et de leurs probabilités éventuelles d’occurrence. Quant à la stratégie, elle résulte d’un judicieux panachage d'initiatives ou d’actions d’envergure. Ses actions constitutives seront alors compétées de mesures optionnelles, en fonction du scénario susceptible de se « profiler à l'horizon ». Par ailleurs, il devient indispensable de se placer dans le contexte élargi de la prise de décision. L’enjeu ne consiste pas à choisir la meilleure intervention stratégique parmi un éventail d’options concurrentes, mais de combiner ces options, sous la forme d’une composition pondérée, susceptible de satisfaire au mieux l’ensemble des critères associés aux scénarios.
Concernant ces deux premiers types d’environnement, les fondamentaux en matière de formation, ainsi que les savoir-faire et compétences accumulées, s’appliquent essentiellement à des environnements de type tendanciel ou mono-scénario. C’est d’ailleurs dans ce cadre que la démarche de planification - y compris stratégique - trouve tout son sens. En revanche, les environnements de type contingent nous sont singulièrement moins familiers, en raison de la montée de la complexité et de la multiplicité de leurs interdépendances. Lorsque l’environnement devient graduellement - et parfois imperceptiblement - contingent, les organisations s’obstinent à adopter des démarches d’exploration prospective, des postures stratégiques et des modes d'intervention relevant d’environnements de type tendanciel : d’où les risques vitaux encourus, à leur insu. Il importe pour le décideur-stratège de savoir discerner le type d’environnement, pour éviter d’adopter une posture stratégique erronée, susceptible de s’avérer fatale. La véritable difficulté pour le décideur consiste, dans ce cadre, à passer d’une approche fondée sur des interventions stratégiques considérées de manière exclusive, à la conception des programmes d’actions résultant de recompositions judicieuses de ces différentes options. Toutefois, de telles compositions exigent une certaine cohérence, fondée sur la prise en compte d’un système de contraintes ou d’impératifs. Ce qui appelle une démarche méthodologique fondée sur l’optimisation, ayant notamment pour objet de délimiter le champ des initiatives stratégiques et de maximiser le score de performance.
Dans le cas d’un environnement de type impondérable, où faute d'informations rassurantes, on cherche à se préserver des mauvaises surprises de l'avenir, la posture stratégique consiste à faire front par le biais d’une stratégie d’intervention dite prudente ou MaxiMin, au sens de la Théorie des Jeux. En optant pour une telle stratégie, le décideur se préserve des déconvenues que le futur lui réserve, pour tenter de parer avec circonspection, aux impondérables et à toute éventualité.
Cette stratégie qui constitue un « verrouillage préventif » sur l’avenir, se traduit par l'adoption d'un Mix particulier d’options, de nature à garantir - quels que soient les scénarios - une performance-plancher la plus élevée possible, correspondant à la « Valeur du Jeu ». Cette valeur, qui résulte de la conjonction d’une option mixte volontariste et d’un scénario composite particulier (correspondant au « point-selle » d’un Jeu à somme nulle), procure à l’entreprise une espérance de Score Minimum Garanti, ou SMiG. En optant pour ce Mix prudent d’options, le dirigeant-stratège est en mesure de se prémunir contre les impondérables, pour être certain de se prévaloir de bonnes surprises, par rapport à cette valeur du jeu (SMiG).
Dans ce troisième environnement de type impondérable, que peut-on dire de la question des « us et abus » du principe de précaution ? Dans quelle mesure, les décisions rationnelles concernant la mise en application de ce principe pourraient-elles s’avérer erronées et conduire – de façon consensuelle - à des usages abusifs de celui-ci ?
Le principe de précaution constitue un mode de comportement actif en matière de management stratégique des risques, face à un environnement de type « impondérable ». Toute tentative de décision d’arbitrage impliquant l’éventualité d’un risque majeur, appelle de facto l’évaluation d’un seuil-plancher de tolérance politico-stratégique, en dessous duquel le score de satisfaction attaché à l’intervention envisagée serait inacceptable. Deux cas sont alors à envisager. Lorsque le seuil de tolérance des scores de performance est supérieur au SMiG, le degré de satisfaction procuré par l'intervention est acceptable ou soutenable ; il ne serait donc pas raisonnable d’appliquer le principe de précaution.
A contrario, lorsque le seuil de tolérance est supérieur au SMiG, il pourrait toujours advenir des situations-scénarios redoutés, pour lesquelles le niveau de satisfaction serait intolérable. Ainsi, à défaut d’avoir préalablement déterminé la position prudente et la valeur du jeu correspondante (SMiG), le dirigeant politico-stratégique s’expose à un recours infondé, voire abusif, au principe de précaution. Il est donc enclin à renoncer « à l’aveugle » à des interventions stratégiques décisives, et à se priver d’opportunités cruciales pour l’avenir de son entreprise ou de son institution,
Enfin, dans le cas d'un environnement indiscernable, où l'ambiguïté prédomine et la perplexité ambiante est à son paroxysme, la posture stratégique consiste à se placer délibérément en position de surplomb (niveau "méta"). Cette posture, qui correspond à un ordre supérieur d'abstraction et de conceptualisation, a pour but de réduire la complexité en s'efforçant de déceler, chemin faisant, des formes évolutives d'invariance. Ce type d'environnement s’avère particulièrement instable, en raison de l'effervescence inhérente à l'émergence de nouveaux paradigmes. Aussi s’agira-t-il dans ce cadre de développer de nouvelles capacités d'apprentissage, visant à favoriser la révélation et l’édification de règles de conduite, pour parer aux innombrables surprises et aux situations déconcertantes que l’avenir pourrait réserver. Parallèlement, il importe de se doter de compétences susceptibles d’être complétées par des interventions hyper-réactives.
Contrairement à ce que suggère la classification proposée précédemment, on est amené à constater que l’environnement ne se présente pas toujours de façon univoque, via l’avènement exclusif d’un des quatre types précédents ; mais de manière multiforme. D’où l’intérêt de conceptualiser un nouveau mode d’environnement de « type hybride », qui s’avère foncièrement composite et intégratif. Pour mieux appréhender ce nouvel « état de l’environnement » éminemment complexe et « subsumant », l’approche consiste à identifier, pour chacune de ces strates, un fragment approprié de posture stratégique, inspirée de la typologie précédente. On parviendrait, de cette façon, à édifier une nouvelle posture stratégique, elle-même, de type hybride correspondant à ce dernier environnement. Ainsi, cette posture de postures (ou d’ordre méta) se trouverait, par construction même, stratifiée à son tour, via l’empilement des postures fragmentaires correspondant respectivement aux quatre degrés croissants d’incertitude. Dans un tel contexte, caractérisé par un enchevêtrement de la volatilité, de l’incertitude, de la complexité et de l’ambiguïté, le décideur-stratège devra se doter d’un regard hyper complexe et d’une intense acuité, pour discerner et interpréter toute la subtilité du paysage stratégique auquel il est confronté. A défaut, il pourrait courir le risque d’une éviction, voire d’une désintégration.
Notre propos est le fruit d’une longue réflexion et d’une expérience diversifiée. Il s’avère d’une certaine actualité, au regard de l’engouement provoqué par l’avènement de l’ère de l’Intelligence Artificielle, et de nouveaux enjeux sociétaux, environnementaux et géopolitiques. Les principes et la démarche qu’il prône constituent une grille de lecture, apte à compléter l’arsenal de compétences clés et de dispositifs à déployer au sein des entreprises ou des organisations, pour faire preuve de résilience et rebondir durablement, dans une gamme élargie de circonstances.
En conclusion : les démarches et pratiques courantes en matière de prévention des risques stratégiques, semblent relativement inappropriées à l’appréhension d’un environnement de type indiscernable ou fondamentalement hybride ou chaotique. Dans cette perspective, il devient indispensable de savoir tirer un meilleur parti de l’incertitude et de l’inconnu qui prévalent, ainsi que des vicissitudes et des turpitudes que ceux-ci pourraient engendrer. Aussi importe-t-il de se doter de concepts et d’approches avancées, permettant de s’affranchir de la perplexité ambiante, grâce à une faculté distinctive de perspicacité et de discernement. Ce nouveau champ spécifique, articulé à la prospective, à l’anticipation et à l’ingénierie stratégique, nommé « La Circonspective », offrirait une opportunité féconde d’analyse des risques d’ordre politico-stratégique, sous l’angle d’un évitement de leurs éventuelles conséquences dévastatrices.
Jacques Arcade
LinkedIn : https://www.linkedin.com/in/jacques-arcade/
[1]« L'ingénierie stratégique : guide pour l'action éclairée en milieu incertain », Arcade J., ouvrage en cours de publication.
Consulter les autres articles parus dans la Lettre XMP-CONSULT n°3 (avril 2019)
Télécharger le PDF |
Aucun commentaire
Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.