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Entreprise : les conflits d'intérêt sont-ils une fatalité ?
Les affaires de conflit d’intérêt impliquant de hautes personnalités et les nombreuses affaires impliquant des études scientifiques financées et influencées par des lobbies (amiante, pesticides, sucre, édulcorants, opioïdes…) ont beaucoup occupé le champ médiatique et le débat public. Leurs effets sont délétères sur la confiance du public et l’image des intéressés, qu’il s’agisse de particuliers, de gouvernements ou, dans le deuxième cas, d’entreprises. Sommes-nous condamnés à subir la corruption et l’abus de pouvoir, ou bien pouvons-nous espérer débarrasser la vie publique et le monde des entreprises de ces maux à la fois insidieux et si répandus ? Nous penchons pour le deuxième scenario, à condition d’instituer de manière préventive des normes claires de transparence et de comportement.
Le conflit d'intérêts, qui, quoi, où, quand, comment ?
Pour être fréquemment invoquée dans les media, la notion de conflit d’intérêts n’est pas forcément évidente. L’expression « confusion d’intérêts » aurait sans doute été plus claire, car lorsqu’une personne ne respecte pas son contrat moral avec son employeur ou son institution, et sacrifie un intérêt qu’elle doit protéger en vertu de sa mission au profit d’un intérêt opposé, il y a confusion d’intérêts, et confusion d’intérêts publics et privés lorsqu’il s’agit, directement ou indirectement, de réaliser un profit personnel. Juste avant de commettre cet acte, la personne se trouve dans la situation de conflit d’intérêts proprement dite, qu’on pourrait aussi baptiser « dilemme d’intérêts ». Une fois consommée, la confusion d’intérêts provoque une rupture totale du lien de confiance entre celui qui commet l’acte et son mandant, individuel ou institutionnel. Comme l’a souligné Amartya Sen dans son livre Éthique et économie, ce manquement au devoir de loyauté se situe à l’intersection du droit, de la morale, de l’économie et du politique. Bien que toute personne puisse se trouver dans cette situation, à plus forte raison si elle mène de front plusieurs activités, les conflits d’intérêt se produisent essentiellement dans trois situations : personnes en situation de pouvoir de décision, personnes avec une mission d’arbitrage (juges, arbitres, médiateurs et conciliateurs), ou personnes chargées d’une mission d’expertise, scientifique ou autre.
Dans les entreprises, peu d'obligations de prévention
Si dans la sphère publique, les lois se sont multipliées (12 textes en 20 ans !) pour apporter la transparence nécessaire à la prévention et au contrôle des conflits d’intérêts, rien de comparable ne s’est produit dans le secteur privé. Certes, plusieurs articles de lois, disséminés dans divers codes (code civil, code pénal, code du commerce, code monétaire et financier), pénalisent les conséquences des confusions d’intérêts (abus de biens sociaux, abus de confiance, corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts…), mais très peu vont dans le sens de la prévention par la transparence, hors quelques prescriptions du code de commerce quant à la rémunération des principaux dirigeants ou de modestes préconisations du Code de gouvernement d’entreprise du MEDEF.
Le code de conduite interne, arme nécessaire mais non suffisante
Il revient donc aux entreprises de se doter elles-mêmes du cadre qui permettra cette transparence, en en spécifiant les modes opératoires dans la charte éthique ou le code de conduite (c'est synonyme) de l’entreprise, à l’intention de tous les salariés, dirigeants et administrateurs. C’est déjà le cas dans de nombreux grands groupes comme AccorHotels, l’Oréal ou le Groupe PSA. En demandant à leurs collaborateurs de déclarer tout conflit d’intérêts dès qu'ils y sont confrontés par l'exercice de leurs fonctions, ces groupes ont un triple effet :
- un rappel des règles, dont l’effet positif et dissuasif sur les comportements est démontré,
- l’instauration d’une transparence interne qui renforce ou restaure la confiance et la cohésion au sein des équipes,
- la possibilité de mener une action de prévention pour déminer à l’avance le risque, et mener des actions de contrôle a posteriori.
Mais ces procédures préventives ne sont véritablement efficaces qu’à la condition d’être complétées et soutenues par un véritable changement de culture. Si les services dédiés à la compliance permettent de contrôler le respect d’un certain nombre de règles fixées par l’entreprise, et de rassurer dans une certaine mesure le patron de l’entreprise, ces services sont les premiers à se rendre compte que c’est un effort soutenu de formation doit être fourni en la matière, pour aboutir à une véritable prise de conscience et à un changement profond. Comme le dit Emmanuel Lulin, Chief Compliance Officer de L’Oréal, "il ne s'agit pas de changer l'ADN de l'entreprise parce que l'ADN ne change pas, il s'agit de changer sa culture afin que nous nous comportions correctement en tant qu'entreprise et que nous nous comportions correctement en tant qu'individus".
Susciter le questionnement de chacun sur son propre comportement
Pour Laurence Fabre, responsable du secteur privé à Transparency International France, la difficulté en matière de conflit d’intérêts, c’est d’arriver à créer une forme de culture d’auto-questionnement et que chacun accepte d’analyser son propre comportement. Elle observe que la particularité récurrente de ces sujets est que, d’une part ce sont des sujets profondément humains et comportementaux, et que d’autre part, c’est, sur le principe de la paille et de la poutre, toujours chez les autres et pas chez soi que l’on a naturellement tendance à détecter des conflits d’intérêts. Tel qui va trouver absolument effroyable le conflit d’intérêt dont il entend parler chez son député, va trouver absolument logique et normal que son copain lui donne un coup de main pour faire avancer un de ses dossiers, ou pour que son fils soit embauché, etc. Susciter le questionnement de chacun sur son propre comportement n’est pas simple, mais quand on arrive à le faire, on a déjà beaucoup gagné. De même quand on arrive à créer une culture d’ouverture à la critique entre pairs, qui permet parfois d’ouvrir les yeux… Des lanceurs d’alerte internes peuvent beaucoup améliorer le fonctionnement d’une entreprise, réduire le nombre de risques d'atteinte à l'intégrité des personnes et de l’entreprise et éviter l’aggravation d’un problème interne et ses possibles répercussions médiatiques ou financières. Au terme d’« alerte », l’Institute of Business Ethics de Londres, préfère à présent celui de « prise de parole », moins connoté négativement et plus rassurant pour les salariés (ou autres parties prenantes) qui hésitent à s’exprimer.
Se connaître soi-même et savoir changer soi-même
Au fond, ce qui rend le conflit d’intérêt si difficile à traiter, c’est que, comme le rappelle le professeur de psychologie et d'économie comportementale de Duke University Dan Ariely dans son livre The (Honest) Truth About Dishonesty, la nature et la psychologie humaines sont ainsi faites que nous voulons souvent deux choses à la fois : d’une part être de belles et bonnes personnes qui projettent une image de moralité et de respectabilité, et d’autre part bien profiter de toutes les opportunités, même douteuses, d’enrichissement et de progression professionnelle. Et le processus psychologique de rationalisation nous permet de concilier ces deux choses en utilisant les 3 arguments classiques qui permettent de bloquer les objections de sa conscience : 1. Tout le monde le fait. 2. Je le mérite bien. 3. Ce n’est pas pour moi que je le fais. Se connaître soi-même et savoir au besoin changer soi-même est donc un prérequis pour inspirer et conduire le changement culturel dans l'entreprise.
La tâche est donc considérable et l’effort à consentir par les entreprises significatif, en termes de mise au clair des règles, de formation, et d’exemplarité… On ne se débarrassera pas des conflits d’intérêts au rabais. L’éthique, c’est pour tout le monde, ou pour personne.
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