Nous voilà peu ou prou à la date anniversaire du premier confinement, prémisses de bouleversements que peu d’entre nous auraient estimé probables auparavant. Au-delà de leurs impacts parfois dramatiques, il s’agit d’une forme d’expérience à très grande échelle sur les sociétés. Il y a donc là un matériau et une opportunité uniques pour les (re)penser. Qu’il me soit ici permis d’en fournir un exemple anecdotique qui concerne la population des indépendants, dont les membres d’XMP Consult constituent un petit sous-ensemble.
Le chômage partiel est un mécanisme particulièrement généreux à l’endroit du salarié (et de son employeur): 84% du salaire est garanti par la solidarité nationale, sans restriction de temps ou de secteur. Rien à voir avec le dispositif ad hoc accordé aux indépendants, qui comporte des limites sectorielles et temporelles strictes ainsi que des taux de couverture bien plus faibles. Ainsi, hors secteurs ciblés, un artisan ou un consultant aura eu droit à une aide maximale de 1,500 euros par mois sur quatre mois l’année passée. Ce transfert est bien inférieur à ce que son homologue fictif, salarié d’une entreprise et fournissant des biens ou services identiques, aurait perçu.
Ainsi, la société accorde des transferts largement plus conséquents à ceux qui présentent une aversion au risque plus élevée. A niveau de transfert donné entre la société et l’individu (nous éludons ici la question du niveau souhaitable de ces transferts), sur quels fondements repose cet arbitrage en défaveur de l’indépendant ? Est-ce à dire que certains sont plus vertueux, plus méritants, ou encore plus vulnérables ? A quel moment ce point a-t-il fait l’objet de discussions dans notre contrat social ?
Le fait social qui entoure cette question est plus étonnant encore. Car cette iniquité, dont on peut se demander si elle n’est pas juridiquement condamnable au titre d’une inégalité de traitement, n’a suscité, autrement que de façon confidentielle, ni émoi ni débat. Il est donc tentant d’en conclure qu’elle est socialement acceptée.
Mais la générosité a un prix, et les mêmes sociétés privées sont soumises à des pressions croissantes de la part de la société au-delà de la taxation: du recrutement à la gestion des salariés en passant par la distribution de la valeur produite, leur liberté se réduira à la mesure de leur propension à faire assumer à l’ensemble de la société des responsabilités qui leur incombent initialement.
Magnifiées par cette crise, ces iniquités et ingérences consenties disent quelque chose de nous, de notre rapport au risque, à la liberté, à l’imbrication des sphères privée et publique ou encore à l’autorité. En un mot, de notre culture.
Cette brève tentative illustre l’objet de cette Lettre, où nos différents contributeurs utilisent la crise sanitaire comme un révélateur de tendances dans leurs domaines de prédilection. Philippe Ginier-Gillet entame ce numéro avec une réflexion sur l’innovation sous contrainte, Jérémy Doukhan explicite le risque d’intermittence pour les entreprise et Antoine Jaulmes milite pour une forme de résilience qui passe par un investissement dans l’humain et le durable. Bruno Delezenne et Stéphane Bellanger nous fournissent des éléments d’actualisation dans les domaines de la vente et de la valorisation des entreprises. Pierre-Yves Le Daëron nous livre son « roman d’apprentissage » de cette dernière année à la manière d’un journal de bord, en prémisse de trois témoignages singuliers sur cette période: Eric Delavallée en a profité pour lire l’œuvre iconique et monumentale de Proust, quand Serge Henry a osé la transition vers le conseil indépendant dans cette période particulièrement délicate. Ce numéro est clos par le témoignage d’Antoine Isambert, qui, à la tête d’une structure de conseil, a dû prolonger sa réflexion et son savoir-être au-delà de lui-même pour naviguer, avec son équipage, dans des eaux encore troubles.
Puissent ces réflexions et témoignages vous inspirer dans ces temps incertains.
Guillaume Dulac